Si l’on admet le prérequis selon lequel nos agences de communication sont en majorité professionnelles, un détail devrait surprendre : comment expliquer leur remarquable manque d’efficience sur des problématiques sociétales comme la santé, la sécurité ou l’environnement ? Chaque année, ou presque, nous avons droit à notre campagne de « sensibilisation » contre le tabac ou contre la vitesse au volant. Sans que cela change quoi que ce soit aux problèmes en question, qui demeurent d’actualité. Pour essayer de comprendre où le bât blesse, petit retour vers les années 90, avec l’apparition d’une nouvelle typologie de budgets dans le Landerneau publicitaire : les « Grandes Causes ».

Un premier rendez-vous manqué

Nous sommes en plein engouement pour l’humanitaire « d’urgence », avec notamment les campagnes de dons pour l’Ethiopie et la Somalie, mais également aux prémices d’une société devenue sur-protectrice, qui décide de nous parler de notre santé et de notre sécurité. Et c’est tout naturellement à la porte des agences de publicité que vont aller frapper ONG et institutions françaises, afin de faire passer leur message de soutien ou de prévention. Pour répondre à cette nouvelle demande, les agences, sans trop se poser de questions, vont obéir à un réflexe : utiliser les mêmes leviers décisionnels mis en œuvre pour leurs clients « grandes marques » : convaincre ou culpabiliser. Difficile de le deviner à cette époque (la Psychosociologie n’avait pas encore fait son outing), mais cette méthode ne pouvait pas fonctionner… Conçus pour vendre des produits ou des services, ces leviers décisionnels focalisent sur le déclenchement rapide d’un acte d’achat, par définition ponctuel, cherchant avant tout à modifier une attitude (court terme) et non pas un comportement (long terme). Et donc, ne font pas dans la dentelle…

Le paradigme Leila

La mécanique de la campagne « Leila » signée par Action Pour la Faim en 1993 est le mètre-étalon de ce qui deviendra la « Com’ Grandes Causes » : déclencher mon sentiment de culpabilité, via un raccourci elliptique « Avant/Après », en sous-entendant fortement que le sort d’un être humain est entre mes mains, que sa vie dépend de ma décision immédiate. Le rôle de l’ONG se réduit ainsi à récolter des dons, et tout laisse penser que la problématique de la malnutrition sur terre (et de la vie) est strictement financière. Une mécanique toujours utilisée aujourd’hui, que ce soit par Action Contre la Faim ou par bon nombre d’autres organisations humanitaires…

   

Or, si l’opération de séduction via culpabilisation peut fonctionner pour vendre un service ou un produit, il n’en va pas forcément de même pour une cause humanitaire. Je suis prêt à me sentir régulièrement coupable de ne pas acheter telle ou telle marque, mais certainement pas à me sentir souvent responsable de la vie ou de la mort d’une personne, et ce financièrement. Coincé entre pathos et honte, je peux trouver une porte de sortie en donnant, une fois ou deux. Mais très vite je n’accepterai plus d’endosser la responsabilité d’une situation, certes horrible, mais que je sais ne pouvoir maitriser globalement, en refusant de continuer à entendre cette typologie de message.

Vous avez demandé la prévention routière ?

L’erreur se répètera au début des années 2000, au détriment de nouvelles Grandes Causes, cette fois sociétales : la santé, l’environnement et la sécurité. Pour répondre à cette demande, nous rendre plus vertueux dans nos gestes quotidiens, les agences de communication auraient pu prendre un virage intéressant, pour elles et pour les institutions concernées. Elles auraient pu s’inspirer des travaux menés par la Psychosociologie et les Neurosciences sur le fonctionnement du cerveau, et plus précisément sur la façon dont nous prenons nos décisions. Voire jeter un œil sur les États-Unis ou la Grande Bretagne, où la Behavioral Economics faisait déjà parler d’elle. Mais non. Sur des problématiques très sérieuses comme la cigarette, les accidents de travail ou le tri sélectif de nos déchets, les communicants vont pourtant faire le pari hasardeux de changer durablement nos comportements en agissant de la même façon qu’ils le font pour nous vendre des boites de petits pois.

Le meilleur exemple de ce qui ressemble à un aveuglement est sans doute la lutte menée par la Prévention Routière contre les mauvais comportements au volant. Ou comment une mécanique hautement culpabilisatrice peut être reconduite chaque année depuis des lustres… sans pour autant régler le problème. Deux raisons principales à cela.

Nous ne sommes pas toujours disponibles

Tout d’abord une raison de disponibilité mentale : si je suis capable de garder quelques temps en mémoire le message d’un constructeur automobile vu dans un magazine chez le médecin, il en va tout autrement du message Prévention Routière vu au même moment dans le même magazine. Le premier se situe dans le registre d’un éventuel plaisir (acheter une nouvelle voiture) et, même si je suis loin du concessionnaire, je peux conserver cette information plutôt agréable, la ranger dans un coin de ma mémoire, prête à être réactivée. Le second message, signé Prévention Routière, n’aura pas cette chance : l’information délivrée (respecter les limitations de vitesse par exemple) est cette fois désagréable, car contraignante et culpabilisante (je serais donc un potentiel chauffard ?). Par conséquent, je vais tout faire pour l’oublier. Et ce sera probablement le cas une heure plus tard au volant de mon véhicule…

Et nous ne sommes pas des super-héros !

Seconde raison, et non pas des moindres : notre penchant naturel pour les comportement irrationnels. Les leviers décisionnels utilisés aujourd’hui (persuasion/culpabilisation) sont nés avec une théorie économique qui, dans les années 50, modélisa l’être humain en Superman : Homo Economicus. Un consommateur parfait, capable, dès l’instant où il est informé, de ne jamais se tromper dans ses choix, et ce en toutes circonstances. Or, cet humain-là n’existe pas. Grâce aux percées de la Psychosociologie et des Neurosciences, nous savons aujourd’hui que, face à un choix, l’être humain peut se révéler très surprenant… en se trompant très souvent. Pouvant même décider contre son propre intérêt. Car in fine, savoir que quelque chose est bon pour nous, ne suffit pas à nous le faire adopter.

Des êtres d’émotions…

Il est aujourd’hui très difficile pour un automobiliste d’ignorer que sa vie (et celle des autres) dépend de son comportement vertueux au volant, et pourtant nous sommes tous capables de très mal nous comporter, à un instant « T », dans une situation donnée. Et ce quelle que soit la pression mise en amont, en termes de communication, pour diriger notre action. La faute en revient à notre cerveau, divisé en deux parties, l’une « Réflective» et l’autre « Automatique». La première relève de la pensée consciente et réfléchie, donc assez lente et demandant un effort cognitif. La seconde, non consciente, fonctionne dans l’instantanéité, s’appuie sur nos réflexes, nos habitudes, et demande très peu d’efforts. Et c’est ce système là que nous utilisons le plus souvent au quotidien face à des choix. En fait, nous prenons très souvent nos décisions sous le coup de nos émotions, et non pas suite à une réflexion, dont le coût nous semble trop élevé. Mauvaise nouvelle pour les communicants qui continuent malgré tout à parier sur notre rationalité…

Tous soumis à des contextes

L’autre mauvaise nouvelle est que nous effectuons nos choix selon des contextes d’ordres sociaux, situationnels et personnels. Et que ces contextes nous font également commettre des erreurs de jugement, même quand nous sommes informés et sensibilisés à ce qu’il faudrait choisir. Tout d’abord, nous décidons souvent en fonction du « regard » des autres. Les normes sociales, l’équité, l’émetteur du message ou la pression d’un groupe sont des éléments sociologiques qui constituent des facteurs d’influence majeurs sur nos comportements quotidiens. La situation, l’environnement « matériel », joue également son rôle : nous sommes orientés par la façon dont les choix nous sont présentés, par la saillance d’une information, ou non. Enfin, l’histoire personnelle, l’expérience et la culture de chaque individu constituent aussi des facteurs d’influence majeurs : elles nous incitent chacun à des raccourcis mentaux, et donc à nous tromper.

Communiquons autrement !

Nous ne sommes donc absolument pas aussi rationnels que nous le prétendons, nous décidons souvent en pilotage automatique, et sommes très influencés par les contextes dans lesquels nous décidons. Et le savoir est une très bonne nouvelle ! Tout d’abord parce que nous pouvons donc aujourd’hui entériner que, concernant les problématiques sociétales actuelles, continuer à parier sur les outils classiques de communication est suicidaire. Aucune campagne publicitaire ne pourra jamais changer durablement notre comportement sur les routes. Et enfin parce que nous savons désormais que ces comportements irrationnels ne sont ni aléatoires ni dénués de sens, mais systématiques. Donc prévisibles. Nous pouvons alors anticiper et analyser ces comportements non désirés, afin de concevoir des leviers décisionnels plus efficaces : les Nudges.